lundi 11 mars 2013

Quand on arrive en ville

Contrairement à ce que j'ai dépeint jusque-là du Canada, il n'y a pas que des montagnes et des forêts. Enfin si, environ 80% de la population est concentrée sur 16 019 km² de ville (la taille de la Franche-Comté), ce qui équivaut à peine à 0,2% du territoire entier [1]. Mais ce n'est pas là où je voulais en venir.

Aujourd'hui, j'ai décidé de changer radicalement de décor par rapport à la dernière fois : précédemment, je vous avais parlé de Calgary, l'endroit situé à côté des Montagnes Rocheuses. Aujourd'hui je vais parler de Calgary la ville. Et pas n'importe quelle ville : ni plus ni moins que la ville la plus riche de la province la plus prospère du Canada. Ici, tout n'est que banques, compagnies pétrolières et avocats d'affaires.


Centre-ville - Cette photo contient 10% de verre, 20% de béton, 20% d'acier
et 50% de costumes Armani et de tailleurs Chanel.

Et la culture, me direz-vous ? Et bien... Il faut se lever tôt pour la trouver. Assez peu de cinéma pour une si grande ville, des galeries d'art bien planquées dans des bâtiments trop petits pour y ouvrir une société de courtage en assurance et pas beaucoup de musées (j'en ai compté deux jusqu'à présent). Mais il faut tout de même reconnaître une chose : s'il n'y a pas beaucoup de lieux dédiés à l'art, quand ils y organisent un évènement, il ne font pas les choses à moitié. Ce mois-ci, j'ai donc pris la liberté de vous parler de deux sorties plutôt instructives, effectuées en janvier et en février, l'une dans ce qui doit être le plus petit musée du monde (mais avec la concentration en millions de dollars la plus élevée de l'Univers) et l'autre lors de la célébration du Nouvel An chinois de la ville de Calgary.

Acte I - Andy, dis-moi oui
Je ne sais pas si vous savez, mais j'ai une tante conservatrice de musée (Musée Géo Charles, à Échirolles en Isère, allez-y c'est excellent). Elle en est très contente, mais son imagination et les ambitions qu'elle a pour son musée sont souvent bridées par la petitesse de lieux. Et bien je pense que le Museum of Contemporary Art (ou MOCA) à Calgary doit faire à peu près la taille du placard à balai du musée de ma tante.

Ce lieu minuscule est un exemple extrême d'optimisation de l'espace : il est situé dans le creux d'un des piliers qui soutiennent la mairie de Calgary. C'est un petit bâtiment triangulaire à l'entrée particulièrement bien cachée, sans doute pour filtrer les visiteurs les moins motivés et n'y admettre que la crème de la crème, du genre de ceux qui corrigent les guides lorsqu'ils se trompent dans les dates. Et le 12 janvier dernier à 20h, je ne m'y rendais pas tout à fait par hasard : je m'apprêtais à assister au vernissage de l'exposition consacrée à une œuvre du prolifique Andy Warhol, j'ai nommé "The Athlete Series".

Cette série de 10 photos prises et retravaillées par le grand Andy est une commande effectuée au cours des années 70 par un collectionneur, Richard Weisman. Elle est constituée de 10 portraits des plus grands sportifs de l'époque. Ce détournement/réflexion sur la place et le pouvoir des icônes modernes que sont les athlètes s'inscrit bien dans la continuité du travail de l'artiste. Il faut cependant noter que c'est le commanditaire et non Warhol lui-même qui choisira les modèles, Warhol n'étant, d'après Weisman, "pas capable de différencier un ballon de football d'une balle de golf". On estime la valeur de la série à (inspirez) 5,682,500 dollars [2] (expirez), une valeur pharaonique qui explique qu'elle a été volée plusieurs fois, c'était donc de l'aveu du conservateur lui-même une véritable chance de pouvoir l'admirer (si vous voulez en savoir plus, allez voir ce site, attention c'est en anglais).

Et c'est ainsi que moi, petit étudiant vivant principalement aux crochets de mes parents et accessoirement ceux de la société, me retrouvais avec 5 millions de dollars accrochés au mur et la  crème de la belle société calgarienne rassemblés dans la même pièce. Là encore, les organisateurs avaient fait au mieux pour optimiser l'espace réduit. Après avoir contrôlé mon invitation d'une manière désinvolte (je pense que l'Académie française devrait songer à ajouter le synonyme "canadien" aux mots "désinvolte", "accueillant" et "maladivement poli"), le personnel d'accueil me fit entrer dans une grande tente d'où s'échappait une curieuse mélopée. A l'intérieur, des jeunes gens branchés sirotaient des bières et discutaient, pendant qu'un guitariste et un DJ jouaient une musique planante et vaguement dépressive qui me rappelait un peu Massive Attack. Je me faufilais hors de la tente, ne me sentant pas assez branché pour rester.

J'entrais enfin dans le musée, et Elles étaient là. L'assistance se tenait religieusement en cercle autour de ces 10 photos. Ma première réaction, sans aucune pertinence artistique ni aucune analyse psychologique de l'œuvre, fut de me dire qu'elles étaient bien plus grandes que ce que j'avais imaginé.

The Athlete Series - De gauche à droite et de haut en bas : O.J. Simpson, Kareem Abdul-Jabbar, Mohamed Ali,
Rod Gilbert, Pelé, Tom Seaver, Chris Evert et Willie Shoemaker. Jack Nicklaus et Dorothy Hamill sont hors champ.
N'hésitez pas à chercher sur Google pour admirer l'œuvre dans de bonnes conditions.

Autour de moi, les visiteurs formaient un intéressant mélange d'amateurs curieux et discrets tels que moi et de personnages hauts en couleurs, au rire bien audible, circulant de connaissance en connaissance une coupe de champagne à la main. La progression n'était pas simple dans cet espace exiguë, et il ne faut pas espérer trouver un endroit calme pour apprécier l'œuvre. Je ne connaissais pas toutes les célébrités représentées, mais cela ne gênait pas la compréhension, et peu à peu le tout prit un sens et certains détails se détachèrent. Les couleurs vives me faisaient penser à des vitraux, et Rod Gilbert, avec sa crosse de hockey, me rappelait un évêque tenant sa crosse épiscopale. En somme, on résumait en une seule image la pensée de Warhol, qui faisait des stars les nouveaux saints d’une religion basée sur la consommation.

Je fis part de cette pertinente analyse à une amie qui m’accompagnait, mais elle n’a pas eu l’air impressionnée. En revanche, elle attira mon attention sur la pose particulièrement touchante de Mohammed Ali, figure de la puissance brute voire de l’arrogance, comme pouvait l’illustrer à première vue sa posture agressive. Pourtant, il avait ici quelque chose de touchant et de fragile, plus proche d’un enfant apeuré que du boxeur le plus célèbre de tout le temps. Pelé quant à lui, tenait son ballon comme le grand champion qu’il est tiendrait le monde dans sa paume et Kareem Abdul-Jabbar, partiellement caché derrière son ballon de basket, nous lançait un regard inquiétant et semblait préparer quelque chose.


Mais déjà de nouveaux curieux se pressaient derrière moi et nous avons dû nous écarter, à peine le temps de jeter un œil aux 3 autres sérigraphies de Warhol, concentrée cette fois sur le très célèbre (du moins au Canada) hockeyeur Wayne Gretzky.

Au moins on se tenait chaud - La série sur Wayne Gretzky se trouve au fond.

Je crois l’avoir déjà dit, mais ce musée est particulièrement petit. Le rez-de-chaussée consiste en deux couloirs de 6 ou 7 mètres de long situés à angle droit. Après êtres sortis du premier, je me suis dirigé vers le second, qui présentait des œuvres d’artistes canadiens mêlant eux aussi sport et art, ainsi que d’autres œuvres de Warhol sans rapport avec la série sur les athlètes. Peut-être étais-je victime de l’aura du pape du Pop-Art, mais j’ai moins été emballé par cette seconde partie, peut-être aussi car elle faisait appel à des références canadiennes que je n’avais pas. Néanmoins, il y régnait toujours une délicieuses effervescence, et d’excentriques personnages attiraient l’attention comme une première victoire attirerait les Canucks de Vancouver (j’espère que mon colocataire ne lira pas ça). Je me souviens notamment d’une dame qui, manifestement, s’était pris les pieds dans ses rideaux avant de venir et n’avait pas pris la peine de se changer.


Ne cherchez pas la dame en question - Elle n'est pas sur les photos.

Je suis alors monté au premier étage, pensant terminer la visite avec d’autres tableaux, mais une surprise m’attendait. Au milieu d’une pièce était monté un ring de catch, et disposée tout autour, des photos grandeur nature où des lutteurs bedonnants prenaient des pauses agressives (excusez-moi, j’ai mal épelé "ridicules").



Il s’agissait en réalité du cadre d’une performance, qui ne s’est malheureusement pas déroulée le soir où j’étais là, où des artistes-lutteurs allaient s’affronter dans de terribles combats d’indian leg wrestling (une sorte de bras de fer, mais avec les jambes). Je n’ai pas  trop su quoi penser tellement le concept était étrange, mais j’étais déçu de ne pas avoir pu assister en direct à cette expérience que l'on pouvait qualifier d’incomparable, dans le sens où ce spectacle n'avait probablement aucun équivalent sur Terre. 

A l'heure du départ, mon amie a désigné dans la foule un homme visiblement important, puisqu'il était au centre des attentions d’une dizaine de personnes, et qui s'avérait être le maire de Calgary. C’est donc sur cette note people que s’est terminée ma soirée "Rideaux, culture et champagne".

Acte II - Tigre et Dragon
La communauté asiatique, bien qu’elle ne forme pas un bloc uni et soit en fait une mosaïque de différentes nationalités, représente la plus forte proportion de migrant et fils ou filles de migrants au Canada. La célébration du Nouvel An chinois est par conséquent un évènement particulièrement vivant partout dans le pays et très attendu chaque année par toute la population. Le Nouvel An chinois ne tombe pas en même temps que le Nouvel An de notre calendrier, et surtout varie d’une année sur l’autre. Coup de bol en 2013, il est tombé un dimanche, le 10 février.

Aux alentours de midi, je me rendais donc dans le centre-ville avec quelques amis, mais alors que nous approchions du centre culturel asiatique, nous avons constaté que nous n'étions visiblement pas les seuls à avoir eu envie d'un après-midi culturel. Les petits se pressaient contre les barrières ou tannaient leurs parents pour qu’ils les prennent sur leurs épaules, et de notre côté, il n’était pas facile pour nous de trouver une place. Au milieu de la rue gisait une longue étoffe bariolée entourée d’espèces de grosses pelotes de laine. De longues minutes passèrent, tout le monde se demandant quand cela allait bien pouvoir commencer. Un membre de la sécurité passait devant le public en criant des instructions dans un mégaphone défectueux. Puis tout d’un coup, une magnifique pétarade coupa net la rumeur de la foule et comme par magie, l’étoffe et les pelotes de laine prirent vie.


Alors commença un formidable ballet admirablement chorégraphié. L’étoffe s’avérait être un redoutable dragon, tandis que ce que j’avais pris pour des pelotes de laine était un groupe de lions farouches. Le dragon s’enroulait sur lui-même avec frénésie tandis que les lions rythmaient la danse au son des tambours et des cymbales.




Chorégraphie - Je ne sais pas si vous imaginez la complexité du truc.



Il faut le voir pour le croire, mais j’ai vraiment été impressionné par la vitesse et la précision d’exécution pour un spectacle qui aura duré facilement une demi-heure sans interruption, et c’est sous un tonnerre d’applaudissements que s’est achevée la danse. Peu après, tout le monde s’engouffra dans le centre. Mauvaise idée puisqu’à l’intérieur, nous étions si serrés que nous pouvions à peine avancer. Nous avons alors profité de ces instants d’immobilité pour admirer la superbe décoration du centre.


Après avoir réussi à ressortir, nous avons aperçu un attroupement que nous nous sommes décidés à suivre : c'était deux des lions du spectacle de tout à l’heure. Il faut savoir qu’au-delà d’une simple fête, le Nouvel An chinois a aussi une signification religieuse, et que c’est à cette époque qu’il faut contenter les esprits qui porteront chance (ou pas) aux familles et aux commerces pour le reste de l’année (faut pas déconner avec les esprits, ils sont particulièrement susceptibles). La tradition veut donc que chaque commerce pende devant sa porte une offrande (généralement de l’argent) accompagnée d’un pied de laitue (c’est déjà plus intrigant), symbole de la chance en Asie de par sa couleur verte (ce n’est pas la première fois que la religion fera preuve d’une logique difficile à suivre). Ainsi, tout au long de la journée, les lions, par groupe de deux, doivent sillonner tous les magasins du quartier chinois et, suivant un rituel bien établi, se "battent" pour attraper et manger la laitue (mon sang de biologiste n’a fait qu’un tour devant cette aberration alimentaire). Malgré le faible enjeu, c’est une mise en scène assez impressionnante à voir et d’un niveau sonore à faire pâlir d'envie un concert de death metal (le duo tambour plus cymbale, ça ne pardonne pas).



Tradition et mafia - A l'origine, les danseurs étaient des membres des triades chinoises qui
profitaient de la fête pour récupérer l'impôt chez les commerçants de manière dissimulée.
Comme ils avaient l'air costaud, je n'ai pas osé leur poser la question.

Après trois heures de déambulation, mes amis et moi nous sommes dirigés vers le restaurant le plus proche (asiatique, bien entendu). Mais alors que nous hésitions entre prendre un 37 ou un 52, nous avons soudain entendu le bruit étouffé des cymbales et du tambour monter depuis l’escalier. Et tout à coup, les lions surgirent dans le restaurant, toutes griffes dehors, et se ruèrent sur la salade la plus proche. Imaginez un peu la scène : un groupe de jeunes hilares et plutôt bruyants, accompagnés de deux gigantesques mascottes se battant pour un plant de salade, le tout au milieu d'un restaurant somme toute plutôt cossu, et avec un maître d’hôtel visiblement très partagés entre le respect des traditions et le confort de ses clients (ça nous a personnellement beaucoup fait rire). Mais tout s’est finalement bien passé et la troupe s’en est allée sous les applaudissements nourris de la salle.

Aaaaah ! - Ce fut ma réaction quand j'ai vu ce fauve surgir derrière moi.

Je garde un excellent souvenir de cet après-midi un petit peu particulier, tout d’abord parce que j’ai vu était indéniablement beau (bon d’accord, parfois un peu kitsch). Mais ce qui m’a particulièrement plu, et qui est particulièrement frappant lorsque l'on vient d’Europe, c’est qu’une telle manifestation est le symbole même de la réussite de la politique d’intégration du Canada : la foule était une mosaïque de blancs, de noirs, d’arabes, d’asiatiques, d’indiens, d'autochtones… Et cette diversité se retrouvait également parmi les acteurs et danseurs. Des gens de tous horizons heureux de partager un moment ensemble, non pas pour revendiquer une exception culturelle, mais au contraire par désir de découvrir quelque chose de nouveau, et tout simplement de mieux se connaître.